Le 23 août 2019, cinq ans après l'ouverture de l'école financée par l’Association «Initiative Monts Toura », le village fête la réussite de l'examen final des premiers élèves du niveau primaire.
L’école a commencé à se généraliser au pays toura à partir des années 1970. Le calendrier scolaire, se pliant au rythme des grandes vacances en Europe, est en décalage avec le cycle agricole en Afrique rurale. Comme le disait un vieux chef toura, on a plus de bouches à nourrir et moins d’yeux à veiller sur les champs, de surcroît en période de soudure.
C'est le moment de la soudure, période entre l’épuisement des dernières récoltes et le début de la moisson suivante. Le riz et le maïs, les denrées d’une année entière, mûrissent sur les tiges.
Autrefois, les villageois, surtout les femmes et les enfants, s’occupaient de l'aube au crépuscule à chasser les oiseaux. Les garçons érigeaient des ‘miradors’, constructions en bois qui surplombaient le champ et en facilitaient la surveillance.
Aujourd’hui, ce sont les adultes, les pères de famille, qui agitent des lance-pierres et qui lancent des cris d’effroi pour protéger la récolte contre les infatigables prédateurs.
Marie, jeune femme en âge de se marier, précise à notre demande: « Non, il n’est pas question de dissuader pour de bon les becs affamés. Cela veut dire : temps de présence obligatoire dans la rizière – tous les jours de 6 à 19 heures, d’août en novembre ! »
Malgré les contraintes de temps pesant sur une autosubsistance de plus en plus précaire, les villageois viennent en force pour célébrer l’événement. Voici la salle de classe qui a été, jusqu'il y a deux mois, l’endroit où les élèves de première et de deuxième année ont été initiés à l'orthographe française (truffée de petits pièges) ainsi qu’ à l'arithmétique.
La classe est remplie, pleine de gens de tout âge
Aucun d’entre eux ne veut rater l'occasion de partager la joie de la réussite de leur école avec aussi bien nos partenaires de Man, comme avec moi en tant que représentant des parraineurs en Suisse. La nouvelle de la réussite s'est répandue dans les autres villages et jusqu'à Biankouma et même jusqu’à Man.
Le chef du village, Siaba Sidibé, exprime sa gratitude à tous ceux qui l’ont rendue possible. Ka wáné wáné wáné ...Merci, merci.
...Et les femmes en font de même, à leur façon.
Les invités et partenaires de « l'Institut pour le Langage et le Développement IITBLD » de Man ainsi que moi-même, représentant l'Association «Initiative Monts Toura », partageons avec le chef du village la première rangée de chaises, face au village rassemblé, là où, en temps normal, les enseignants se servent magistralement de la craie, comme le montrent les traces sur le tableau noir.
Les salutations du chef du village sont à présent reprises par le porte-parole des invités qui les complète avec ses propres mots. Le Kono, comme on appelle en langue toura ce rituel d’accueil adressé aux participants de part et d’autre, sert à légitimer devant tous le but de la rencontre.
C'est à présent mon tour, moi, Thomas Bearth, de transmettre les salutations de Spreitenbach et de « l’Initiative Monts Toura » et d'exprimer, en toura, ma satisfaction pour les efforts couronnés de succès des enseignants ainsi que des diplômés.
Pour une meilleure compréhension, quelques remarques sont nécessaires sur l’histoire et l’emplacement de Yenggbéyalé. Il y a quelques années, ce lieu-dit était considéré par beaucoup comme un simple campement dans la "brousse la plus reculée". Aujourd'hui, il est reconnu par le gouvernement comme un village indépendant à part entière. Avec le succès de l'école, il a trouvé sa place dans le monde.
Káé gó kaí. « Personne ne dira plus que c’est ici un campement en brousse. » C’est avec ces mots que je conclus mon allocution, qui semble être bien reçue à en juger par les petits rires et les hochements de tête approbateurs.
Au nom de l’Association, je remercie les jeunes diplômés, les enseignants ainsi que les parents. Il est important d'exprimer les remerciements aux pères et aux mères, car bien que l'école ait été proclamée obligatoire pour tous et que les coûts pour les parents en soient relativement modestes, aller à l'école n'est pas encore une évidence pour tous.
Notre souhait à tous est de voir désormais tous les enfants aller à l’école.
L'école de Yenggbéyalé est autorisée par le Ministère de l'Éducation Nationale à utiliser la langue locale, le toura, comme langue d'enseignement pour certaines matières dans les classes inférieures. En collaboration avec l'Institut « IITBLD », nous avons développé deux livres de lecture à cet effet.
Le premier, pour les élèves de première année primaire, s’appelle le livre du "Crabe".
Le second, pour les élèves de deuxième année primaire, est le livre du « Caméléon ».
Bien entendu, seul le français compte pour passer au niveau supérieur. Cependant, le succès de la volée qui vient d’achever son cycle primaire semble donner raison à ceux qui insistent sur les bienfaits de l'enseignement bilingue comme fondement de la scolarité.
L’entretien mené par Joseph Baya, Président de l’Institut de Langue et Développement, en est une preuve. A la fin de l'école primaire, les élèves ayant bénéficié d’un enseignement dans leur langue maternelle dès le début, sont capables de répondre spontanément aux questions posées en langue officielle, avec modestie, mais sans balbutiement et sans s’embrouiller.
Le garçon à droite en chemise rouge avait déjà attiré notre attention lorsque nous l’avions vu pour la première fois. Fils d'une paysanne de Yenggbéyalé, il nous avait impressionnés par son talent pour les langues dans un environnement multilingue…
Malheureusement, Lazare avait dû abandonner l'école primaire, car Biankouma, la ville où se trouvait l'école la plus proche, était trop loin et les enfants de la campagne trop nombreux pour pouvoir y être accueillis par les rares familles encore prêtes à s’en charger.
Grâce à l'école du village nouvellement construite, Lazare a pu reprendre le chemin de l’école, et il explique dans l’entretien qu'il va pouvoir à présent aller au collège – cette fois-ci à Biankouma.
Déjà en septembre 2007, il y a plus de 10 ans, au grand festival toura pour célébrer la fin de la guerre, Alphonsine Guéli, épouse d'un agriculteur de Yenggbéyalé, alors présidente de l'Association des femmes de ce village, a lancé un appel aux autorités et expressément à moi : S'il vous plaît, rapprochez l'école des enfants, aussi bien au niveau local que linguistique, au lieu de les envoyer loin de leurs familles où ils ne comprennent pas la langue.
Autre exemple : Je rencontre ce garçon après la fin de l’assemblée sous l’appatam lors d'une discussion de suivi avec les responsables sur les détails à prévoir lors de l'agrandissement de l'école. Lorsque je lui demande si ses parents sont contents de sa réussite, il répond avec un peu de retenue. En effet, il est fils d’une famille de planteurs de cacao qui ont immigré en grand nombre au pays toura en provenance d’un pays voisin à la suite de l'accord de paix de 2008.
Il n'y a pas de meilleure base d’une cohabitation qui reste à consolider que l'intérêt commun dans l'éducation des enfants, d'où qu'ils viennent. L'école de Yenggbéyalé remplit cette mission en contribuant à construire des ponts vivants sur l’abîme des conflits hérités pour un avenir commun plus rassurant.